Nous souhaitons revenir ici sur les phénomènes de procès d’intention et de principe de précaution qui se sont multipliés ces derniers temps notamment au sein de l'affaire des inculpés de Tarnac, de la reforme de la psychiatrie, de la loi sur la rétention de sûreté ou encore autour de la mobilisation « pas de zéro de conduite » suite à l’expertise de l’INSERM qui préconisait le dépistage de « trouble de conduite » chez l’enfant interprété comme des prémices de passages à l’acte délinquant à l’adolescence. La mise en lien de ces différents exemples n'est pas immédiate et évidente; ce qui nous a interpellé à travers eux c’est l’apparition d’un espace légal dans lequel l’abus d’autorité est possible puisque basé sur un principe de précaution appliqué à l’humain.
Si le secteur du travail social suscite aujourd’hui tant d’intérêt c’est peut être qu’à travers sa pensée et sa mise en œuvre il donne à voir quelque chose de la capacité des hommes à vivre ensemble à une époque donnée, à faire ensemble, à créer du lien et donc à faire société. Et pour faire société, chaque citoyen doit être mobilisé dans ses capacités d’accueil de son prochain, dans sa capacité à créer du lien en acceptant l’autre comme semblable et différent, donc en s’ouvrant à la dimension de l’altérité. Faire société, c’est construire du commun avec les différences.
Depuis la fin de la monarchie absolue, la société ne juge pas un homme pour ce qu’il est ou pourrait être mais pour ce qu’il a fait, et en ce domaine, les citoyens sont sensés être égaux devant la loi. Dans le modèle d’après guerre (en matière pénale), l’homme coupable était puni en fonction des actes commis et des responsabilités correspondantes. Adaptée à sa faute et à sa personne, la peine pouvait s’ouvrir à un projet de réinsertion social. Nous partons du postula qu’il ne peut y avoir d’accès à l’autonomie, au vivre ensemble, en dehors d’une assise juridique qui énonce les règles nécessaires pour vivre en société.
Un droit est une garantie collective, légalement institué, qui au-delà des particularités de l’individu lui reconnais le statut de membre à par entière de la société.
Nous assistons depuis quelques années à un glissement de la fonction de l’Etat vers le tout sécuritaire dans un contexte politique voué à l’idéologie du tout répressif, soutenu par le mythe du moindre risque, ou risque zéro. Mythe car on ne pourra jamais supprimer la possibilité d’un risque. Cette tentative nous conduirait dans une impasse de contrôle et de répression totale. Comme l’écrit Robert Castel dans « L’insécurité sociale », nos sociétés sont organisé
« autour d’une dimension proprement infini d’aspiration à la sécurité ». Aspiration qui ne peut qu’être frustrée car inatteignable de manière totale et parfaite, et qui place de nouveaux seuils d’exigence dès que les précédents ont été atteint, générant alors une escalade sans fin des dispositions répondant au principe de précaution.
Or confondre une culpabilité potentielle avec une faute ou un crime réel, c’est disqualifier la possibilité même de justice. Dans cette logique des procès d’intention, tout le monde peut être coupable et aucun élément objectif ne peut valider cette certitude. Mais si tout le monde est coupable, alors plus personne ne l’est.
En anticipant et en répriment un possible acte transgressif, une évolution de comportements d’enfants dès leur plus jeunes ages, interprété comme le signe d’une délinquance éventuelle, on crée un espace de bannissement hors social.
Tout cela constitue des basculements idéologiques extrêmement graves de la conception de l’humain et de ce qui fait société. D’autant plus grave que les gouvernements successifs ont déjà légiféré dans ce sens ou sont en train de le faire.
Nous entrons dans une ère du procès d’intention. Quel lien y a-t-il entre des enfants (de zéro à trois ans) ayant des troubles du comportement, des militants anarchistes à Tarnac, des psychotiques hospitalisés sous contrainte et des criminels dits « dangereux ». Une réponse par l’enfermement, l’isolement (y compris chimique), la rupture du lien social, à des « troubles sociaux » supposés et pensés en terme de déficience normative. Il s’agit d’une politique d’élimination, de suppression de la possibilité de déviance avec comme arrière fond, l’idée de pureté. La déviance est une transgression qui doit être punissable.
Il y a ici quelque chose de pathologique dans cette conception de l’homme sans faille car cela nie jusqu’à l’existence d’une ambivalence, de violence, de désir de transgression en chacun d’entre nous (rien n’est jamais tout bien ou tout mal).
Chaque évènement dramatique et médiatique est exploité pour saisir l’émotion du public afin de légiférer. On créé de l’effroi, on en appelle aux angoisses et aux pulsions annihilant ainsi toute réflexion. Mais le défit qui s’impose à nous collectivement pour accueillir un passage à l’acte violent sans recourir à cette politique d’élimination est justement notre capacité de réflexion collective. Tous ces évènements, lois ou projets de lois ont en commun qu’ils s'appuient sur des projections, ils projettent nos propres peurs, angoisses sur des pensées ou des actes supposés futurs d’individus non-conformes à la norme. Mais comment prévenir le futur ? Les experts psychiatres ne sont pas infaillibles, et quoi qu’il en soit, ils ne peuvent et ne doivent être responsables de la pensée et des actes des gens. Leur science n’est par définition pas infaillible et leur fonction est de soigner de manière singulière.
Nous créons ainsi un imaginaire collectif où le danger serait partout et où nous nous projetons en futures victimes. Face à ce risque insupportable, cette angoisse permanente, l’Etat répond en anticipant, après tout, il ne veut que notre bien, de même qu’il ne veut que le bien des enfants dit violents que les méthodes bio comportementales vont remettre dans le droit chemin. Mais «
vouloir le bien de l’autre, c’est la pire des tyrannies » (Kant). Nous sommes citoyens d’un état de sûreté permanent mais sommes-nous toujours citoyens ? Le risque dans chaque société, c’est le prix du vivant. La vie est un risque parce que de l’incontrôlable est inscrit dans son déroulement ; Le plus grand des risques serait de ne plus pouvoir en prendre.
Le projet serait donc de créer des imaginaires en s’appuyant sur l’émotion de l’opinion, le discourt politique et le récit médiatique comme le révèle certaine lois et événements récent.
En effet, les jeunes « anarcho autonomes » de Tarnac sont présumés être innocents avant d’avoir été reconnus coupables (présomption d’innocence), mais leur diabolisation politique et médiatique les a présenté comme coupables des faits (lesquels ?) et comme de dangereux terroristes. Leur mode de vie et leurs idées semblent avoir conditionné la certitude de leur responsabilité. On peut se demander si l’objectif sous-jacent n'était pas tant de trouver des coupables à ces actes de sabotages mais de créer un imaginaire collectif assimilant l’extrême gauche, les mouvements sociaux militants au terrorisme, à l’absence de raison, à un danger pour la société. «
Nous n’hésitons pas à produire des victimes imaginaires pour justifier des choix radicaux présumés plus protecteurs »
1.
Dans le cas de la rétention de sûreté il s’agit d’éliminer des « gens en trop » en s’appuyant sur des objets de haine, les violeurs, les pédophiles. Les personnes condamnées à 15 ans de réclusion criminelle ou plus peuvent être retenues à l’issue de leur peine en centres de rétention de sûreté s'ils présentent une particulière dangerosité. Ainsi nous ne détiendrons plus l’individu en raison de ses actes mais pour la destinée que nous avons prévue pour lui. Et pour légitimer cette démarche, nous nous appuyons sur la science, par le biais d’expertises, pour évaluer le degré de dangerosité. En votant cette loi, les parlementaires ont reconnu qu’il existe des critères objectifs pour mesurer la subjectivité d’un être humain.
Quant à la réforme de la psychiatrie, elle propose, entre autre, de durcir les conditions de sortie des hospitalisations sous contrainte, la surveillance de ces patients sous bracelet électronique, l’obligation de soin en ambulatoire. Un amalgame permanent est entretenu entre fou et délinquant. Aujourd’hui dans l’opinion, dans les médias le mot schizophrène est très généralement associé à une notion de danger.
Le rapport de l’INSERM indiquait que des « troubles comportementaux » chez l’enfant annonceraient un parcours vers la délinquance. Pour y échapper, il faudrait soumettre l’enfant (entre zéro et trois ans) à des tests évaluant le degré de déviance à une norme établie sur des bases comportementales ; Puis, à partir de six ans, l’administration de médicaments. Ce projet, incorporé à des rapports législatifs sur la prévention de la délinquance, risquait d’entraîner un formatage des comportements des enfants, une forme de toxicomanie infantile, la prise en compte des symptômes comme facteurs prédictifs de délinquance, ceux-ci étant isolés de leur signification dans le parcours de l’enfant.
Dans les sociétés préindustrielles, le danger était cristallisé par la figure du vagabond, qui représentait une menace car agissant en dehors de tout système de régulation collective. Il était l’individu disqualifié par excellence, à la foi hors inscription sociale et hors travail. Le pouvoir n’a eu de cesse durant les siècles de chercher à éradiquer cette menace de subversion et d’insécurité.
Puis, au XIXe siècle, ce rôle fut joué par les classes laborieuses identifiées comme « classes dangereuses ». Aujourd’hui, les mises en scènes médiatiques et politiques des situations des banlieues, des étrangers, des fous, font porter à ces populations la menace qui nourrit le sentiment d’insécurité.
Les personnes vivant en marge, ne collant pas à nos critères de normalité (qui nous permettent de nous définir comme tels), s’inscrivant dans des démarches militantes refusant l’idéologie dominante, condamnées par la justice pour des faits graves, ces personnes ne représenteraient elles pas les nouvelles figures de subversion de l’ordre social. En ne se pliant pas à l’ordre établi, ces personnes viennent interroger la norme dominante et les orientations actuelles visent à éliminer les paroles et les questionnements qu’elles introduisent dans l’espace social. Donc la possibilité de questionner la norme et l’humain.
L’avantage de ces stratégies est d’éviter de prendre en compte et en charge (et donc en coût) les questions complexes du chômage, des inégalités sociales (qui sont à la source du sentiment d’insécurité), mais aussi, l’accompagnement au long court des malades mentaux, des délinquants sexuels…Nous pouvons nous interroger s’il s’agit d’un déplacement orchestré par le pouvoir vers de nouvelles figures de canalisation des peurs sur le modèle des « classes dangereuses » ; ou bien s’il s’agit d’un projet global d’élimination de toutes formes de déviance, qui, dans un souci de sensibilisation de l’opinion, commencerait par attaquer les cibles les plus faibles ou les plus « faciles » ; Une foi cette politique acceptée et intégrée comme étant nécessaire, elle pourrait alors s’étendre à chaque membre de la société. Ces personnes stigmatisées serviraient le discours de légitimation qu’accompagnent les politiques de la peur pour, à terme, anéantir toute tolérance, toute expérimentation, tout droit à l’erreur, toutes différences.
Nous n’en sommes heureusement pas encore là et, nous devons nous aussi nous méfier des fantasmes que ces politiques peuvent faire naître en nous. Il nous semble indispensable d’ouvrir le débat et de nous révolter face aux possibles qu’ouvrent ces dérives.
L’acte répressif ne serait plus déterminé par une action délictueuse ou criminelle (un acte avéré), mais pour prévenir un acte futur anticipé d’après un critère de « dangerosité », critère indéfinissable sinon à partir d’un écart à la norme dominante. Si le critère de sanction, de jugement est l’écart à cette norme, alors nous ne pouvons plus penser chaque situation comme étant singulière, unique, mais nous les pensons de manière systématisée, donc dans un déni des complexités du réel. Les « dispositifs de sécurité » sont un exemple actuel du déplacement d’un «
modèle de réponse à l’acte ou de traitement des l’individus vers un modèle de régulation des espaces et des populations qui vivent dans un espace donnée »
2 (les flux).
Dans l’esprit du gouvernement, l’idée de défaillance ne peut avoir lieu d’être, et pour ce faire, le libre arbitre de chacun se référera à une autorité supérieure (légitimée par qui et par quoi ?) qui serait responsable de notre pensée (logique que l’on pourrait nommer d’Orwellienne). Cette politique pour se légitimité s’appuis sur une conception des sciences rationnelles, objectives et donc irréfutable.
Cette utilisation de la science au service de l’autorité n’est pas sans rappeler l’expérience de Milgram dans laquelle les personnes testées avaient délégué leur responsabilité personnelle à l’Université. Dans le conflit de valeur où ils avaient été plongés, ils ont fait passer la légitimité conférée par l’autorité scientifique avant les principes moraux qu’ils avaient conscience de trahir.
La société de la pureté (que nous avons évoquée plus haut) est une société de perfection, donc une société mystique, se référant au divin (scientisme). Dans cette logique, «
le punisseur n’est pas un juge qui sanctionne des délits, il est soit un médecin qui veut guérir, soit un prêtre qui veut sauver une âme »
3. Dans cette société, l’homme doit être vertueux, ce qui renvoie à cette idée de perfection (vertu, du latin « virtus », mérite, perfection morale)
4 . La vertu est une « bonne attitude », une disposition acquise, qui permet de se fondre dans la communauté et de corriger l’anomalie. Nous ne sommes pas dans une problématique de la loi et de la transgression, mais dans une problématique de la norme, dans une définition de l’humain. « Dans le domaine infini de l’à peu près conforme, tout devient pénalisable ». « Il n’y a pas de discursivité énonciatrice du possible et de l’interdit, pas de centralité de la loi »..
5 Il y a dans ce projet de société comme un fantasme de toute puissance, comme la mère omnipotente, de volonté de maîtrise absolue sur les autres et le monde. Mais cet état de toute puissance, étant inatteignable, ne peut que frustrer l’homme, et ainsi le lancer dans une course effrénée et sans limite de répression et de tolérance zéro. La haine peut être une forme de défense à la frustration. Pour Castel, «
l’exaspération du souci sécuritaire engendre nécessairement sa propre frustration, qui nourrit le sentiment d’insécurité ». «
La recherche de la sécurité absolue risque d’entrer en contradiction avec les principes de l’Etat de droit et bascule facilement en pulsion sécuritaire qui tourne à la chasse aux suspects et s’assouvit à travers la condamnation de boucs émissaires ».
«
Une idée qui n'est pas dangereuse ne mérite pas d'être appelée une idée ». Oscar Wilde
Anne et Gaby.