Episodiquement on nous ressort le marronnier politique de l’assistanat. Laurent Wauquiez, qui a élégamment comparé l’assistance aux pauvres à un « cancer », n’a rien inventé et n’a fait que répéter ce que Patrick Buisson (ancien proche de Le Pen et conseiller de Sarkozy), Serge Dassault, Nicolas Sarkozy, Christian Estrosi, Dominique De Villepin, François Fillon ou Alain Madelin ont dit et répété depuis 1995. L’assistanat est un thème politique dont il serait bon de rappeler qu’il est usé jusqu’à la corde ; un fantasme aussi, qui repose sur beaucoup de mensonges et d’approximations.
De Luther à Sarkozy
L’idée que quelque chose pose problème dans l’assistance ne date pas d’hier. Un peu d’histoire pour commencer, afin de montrer que nos penseurs actuels du cancer de l’assistance n’ont rien inventé. Dans le Manifeste d’août 1520 à la noblesse chrétienne de la nation allemande, Martin Luther se prononçait, à la 21ème proposition, sur la mendicité et l’aumône. Dans ce domaine à l’époque traditionnellement contrôlé par l’Eglise, il remettait en cause le pouvoir du clergé et certains travers des distributions d’aumônes :
« Il suffit que les pauvres soient correctement entretenus, de façon à ne pas mourir de faim et de froid. Il est indécent que l’un paresse grâce au travail de l’autre, qu’il soit riche et vive dans l’opulence tandis que l’autre vit péniblement comme le veut un usage absurde, car Saint Paul dit [II Thess. 3, 10] : « celui qui ne travaille pas ne doit pas non plus manger. » Il n’a été ordonné à personne de vivre des biens d’autrui […] ; le Christ a dit aussi aux Apôtres [Luc, X, 7] : « chaque ouvrier mérite son salaire.» »[1].
Il s’agit là d’une critique de la pratique jugée désordonnée des aumônes par le clergé. On a la comparaison de l’envieuse condition du pauvre assisté qui ne travaille pas avec le sort de ceux qui travaillent et entretiennent les pauvres. Le propos est plus limpide 5 ans plus tard chez Juan Luis Vives, un penseur central dans la laïcisation de la charité et de la remise en cause de l’action de l’Eglise en matière d’assistance :
« Ceux qui gaspilleront leur fortune de mauvaise et sotte manière, comme au jeu, chez les prostituées, dans le concubinage, par le luxe ou la goinfrerie, on les nourrira par nécessité car on ne doit laisser mourir personne de faim. Mais qu’à ceux là on réserve des travaux plus pénibles, qu’on leur donne moins de subsistance, pour qu’ils servent de leçon aux autres, pour qu’eux-mêmes se repentent de leur vie antérieure et ne retombent pas facilement dans les mêmes vices. Il ne faut donc pas les faire périr par la faim, mais bien les contraindre par la frugalité de l’alimentation et la dureté des travaux, et les soumettre à des austérités pour affaiblir leurs passions »[2].
Comme chez Luther, est affirmé l’intérêt et la nécessité d’une privation relative du pauvre assisté par rapport à ceux qui travaillent et ne reçoivent pas assistance. On retrouve ensuite ce type de raisonnement au 17ème siècle et au 18ème siècle, par exemple :
« Il faut que l’homme pauvre s’esforce autant qu’il pourra pour gagner sa vie, de son labeur de corps ou d’esprit, avant qu’avoir recours à l’aumosne […] Au contraire c’est bien fait de soustraire le pain à celui qui veut croupir dans une injuste oisiveté, afin que la nécessité luy serve d’esperon qui le rescueille et le presse à bien faire. Heureuse la nécessité qui nous porte au mieux. »[3].
A la Révolution française ce raisonnement devient central dans les travaux du « Comité de mendicité de l’Assemblée Nationale » et il prend la forme d’un principe :
« Que l’homme secouru par la nation, et qui est à sa charge, doit cependant se trouver dans une situation moins bonne que s’il n’avoit pas besoin de secours, et qu’il put exister par ses propres ressources »[4]
Ce principe est ensuite expliqué :
« Le besoin qui naît du manque de travail dans un homme qui n’en a pas cherché, dans celui qui n’a pas pensé à s’en procurer, pénible sans doute pour un cœur humain et compatissant, est, dans un État où il y a une grande masse de travail en activité, une punition utile et d’un exemple salutaire. »[5].
Ce dont nous parlons ici a le plus souvent été nommé principe de less eligibility, l’expression « principle of less eligibility » nous vient de la New Poor Law anglaise de 1834 qui affirme que les conditions d’accueil dans les workhouses devront être plus dégradées que les conditions de vie de ceux qui n’y ont pas recours. Le principe de less eligibility est une norme assistantielle centrale, celle qui devait de tout temps résoudre le problème de la désincitation au travail que serait susceptible de déclencher le secours aux pauvres assistés valides, tout en définissant la juste place de ces pauvres, par rapport à ceux qui travaillent. Ce principe a influencé fortement l’affirmation du droit à la subsistance par le secours au moment de la Révolution française. Il a aussi inspiré Jeremy Bentham dans ses écrits sur le Panoptique :
« Règle de sévérité. Sauf les égards dus à la vie, à la santé et au bien être physique, un prisonnier subissant ce genre de peine pour des délits qui ne sont guère commis que par les individus de la classe la plus pauvre [crime, vol, mendicité, vagabondage, etc.], on ne doit pas rendre sa condition meilleure que celle des individus de cette même classe qui vivent dans un état d’innocence et de liberté. »[6]
Ainsi que Thomas R. Malthus dans son Essais sur le principe de population :
« Il nous est permis d'accorder un regard compatissant à l'individu paresseux et imprévoyant - dans ce cas, le bien de l'humanité exige que nos secours soient distribués avec parcimonie. Nous pouvons peut-être prendre sur nous d'adoucir - avec beaucoup de précaution - les châtiments que leur administrent les lois de la nature ; mais aucun motif ne nous permet de les supprimer totalement. C'est à bon droit qu'ils sont tombés au bas de l'échelle sociale: si nous les élevions, non seulement nous mettrions en échec les buts mêmes de la charité, mais nous commettrions une injustice flagrante envers ceux qui sont au dessus d'eux. Les secours qu'on leur donnera ne devront en aucun cas leur permettre d'acheter autant de subsistance que ne le permet le salaire d'un bas ouvrier: le pain le plus noir et la nourriture la plus grossière doivent leur suffire. »[7].
C’est enfin un principe courant de la pensée des philanthropes du 19ème siècle :
« Il ne faut jamais accorder, ni sous le rapport de la qualité, ni sous celui de la quantité, qu’un secours inférieur à ce que le pauvre se fut procuré lui-même par son travail, en sorte que, même étant secouru, il demeure encore dans une condition moins favorable que s’il eut pu subvenir lui-même à ses propres besoins. […] Il en coute de le dire, et cependant on ne saurait trop insister sur cette recommandation : il faut se montrer avare, très avare, presque dur, en accordant ces diverses choses si mesquines cependant et si misérables aux sollicitations du pauvre […]. Nous aimerions à lui faire gouter le bien être ; mais ce serait mal entendre ses intérêts, il lui est utile de sentir encore la privation et la gêne ; car c’est l’aiguillon qui doit l’exciter à s’industrier. »[8].
Au 20ème siècle c’est un raisonnement analogue qui a justifié le principe du demi-salaire en matière de secours de chômage (1914-1967) et d’indemnités journalières pour arrêt maladie. Plus près de nous, c’est ce raisonnement en termes de moindre éligibilité de l’assistance qui a justifié la fixation du montant du RMI à 50% du smic à temps plein lors de sa création en 1988. On remarque des raisonnements de ce type lors des débats parlementaires liés l’examen de la loi sur le RMI de 1988 ou encore celui de la loi 2006-339 du 23 mars 2006 « relative au retour à l'emploi et sur les droits et les devoirs des bénéficiaires de minima sociaux » :
Le RMI est pris « entre la nécessité de procurer le minimum vital et celle de ne pas provoquer une désincitation au travail ou un déséquilibre non tolérable pour les bas salaires. « (C. Evin, Ministre de la solidarité, de la santé et de la protection sociale, Assemblée nationale, première séance, 10 octobre 1988).
« Ce projet de loi est ambitieux puisqu’il préconise le retour à l’emploi. Sa philosophie est claire : favoriser la reprise d’une activité en rendant le revenu du travail plus attractif que celui de l’assistanat. J’ai toujours partagé l’idée selon laquelle l’assistanat déresponsabilise ses bénéficiaires et qu’il est de loin préférable que ceux-ci soient motivés et responsabilisés dans le monde du travail. Inciter les chômeurs à reprendre un emploi, voire à créer ou reprendre une entreprise, est donc une mesure de bon sens. » (B. Perrut, Député, deuxième séance du 29 novembre 2005).
« Il fallait rapidement réformer le dispositif actuel et favoriser la reprise d’activité en rendant plus attractif le revenu du travail par rapport à celui de l’assistance. » (M. Giro, Député, Deuxième séance, 29 novembre 2005).
Soyons clair, le principe de less eligibility a toujours été appliqué en matière d’assistance et sans doute s’appliquera-t-il toujours. Aujourd’hui le RSA socle représente non plus 50% mais seulement 43% du smic net à temps plein. Il n’y a pas de problème objectif de désincitation à l’emploi à temps plein causé par l’assistance. Par contre il y a des usages politiques nauséabonds d’une espèce d’épouvantail social (l’assistanat et les assistés qui se complaisent dans l’assistance) qui aujourd’hui s’appuient sur des raisonnements de type less eligibility.
Le marronnier politique de l’assistanat et l’expertise économétrique des trappes à chômage
Alors pourquoi on en parle ? Il y a eu un léger changement depuis les années 90, les raisonnements de type « less eligiblity » ont quitté l’espace peu médiatique des débats parlementaires et intégré des prises de position publiques, avec beaucoup de mensonges et d’approximations au passage. C’est semble-t-il Alain Madelin qui a ouvert le bal en 1995 :
« Est-il normal qu'une famille au RMI et à l'ensemble des prestations sociales gagne plus qu'une famille où l'on travaille pour gagner un SMIC ? » (A. Madelin, interview à Europe 1, 24 août 1995)
Le marronnier politique de l’assistanat ne s’est plus arrêté depuis, jusqu’à la dernière sortie de Laurent Wauquiez, quelques exemples :
« Je veux qu’il soit plus intéressant et plus facile en France de travailler plutôt que de vivre d’un revenu d’assistance » (D. De Villepin, conférence de presse du 1er septembre 2006).
« Je ferai en sorte que le travail soit toujours récompensé. Les revenus du travail seront toujours supérieurs à ceux de l’assistanat. » (N. Sarkozy, profession de foi du premier tour de l’élection présidentielle 2007).
« Il faut s’assurer qu’il y a une vrai différence entre celui qui travaille et celui qui est aux minima sociaux » (L. Wauquiez, 8 mai 2011).
« Premier message, c’est qu’on ne doit pas, dans notre pays, percevoir davantage de revenus des prestations et de la redistribution sociales que de revenus du travail, et le deuxième message, très fort et justifié, c'est la nécessité impérieuse de lutter contre les fraudes » (B. Hortefeux, 12 mai 2011).
Rien de nouveau sous le soleil de la droite. Pour l’élection présidentielle de 2007, 17 discours de campagne de N. Sarkozy abordaient tout ensemble la valeur travail et le fait que l’assistance paye mieux que le travail, donc constitue un « piège » qui désincite au travail. Ces raisonnements actuels de less eligibility sont affirmés dans un contexte de développement de l’emploi à temps partiel qui rétablit une proximité entre ce que rapportent les minima sociaux et ce que rapporte l’emploi à temps partiel.
Ces discours politiques s’appuie sur des travaux d’économistes, notamment ce qu’ils appellent les « trappes à chômage » ou à « inactivité » : la trop faible attractivité financière de l’emploi par rapport aux revenus d’assistance entraîne des abandons de recherche d’emploi. Cette affirmation s’appuie sur des simulations économétriques à partir de cas types et d’un postulat de comportement rationnel de la part d’un acteur arbitrant entre travail et assistance afin de maximiser ses gains en argent et en loisirs et de limiter ses efforts[9]. L’efficacité de l’activation des minima sociaux par le biais de mesures d’intéressement à la reprise d’emploi (Prime pour l’emploi, intéressement RMI, RSA activité) a ensuite été évaluée sur les mêmes postulats méthodologiques[10]. Cette théorie des trappes est une démonstration économétrique dont on oublie trop souvent qu’elle ne présage pas des motifs d’action et du comportement réel des bénéficiaires de la protection sociale face à l’emploi[11], autrement dit, on confond le mobile rationnel et la preuve empirique. Les enquêtes sociologiques montrent en effet que les raisons de vouloir ou non retravailler sont multiples et diverses, en tout cas jamais réductibles à des motifs monétaires. Les économistes orthodoxes font comme si l’emploi était facilement accessible, comme si les assistés étaient totalement informés des aides auxquelles ils peuvent prétendre et fabriquent des modèles « cout-avantage » dans lesquels des allocataires rationnels et instrumentaux maximisent leurs utilités. Un Yannick L’horty ne fait que spéculer sur le comportement rationnel d’un assisté qui n’existe pas[12]. De leur coté les sociologues partent de la réalité des pratiques des assistés : part du non recours au droit, abandon des recherches d’emploi suite à des échecs répétés, part découragement ou en raison de problème de santé ou de mobilité, rôle du dégout face au travail vide de sens et sans qualité - et non de modèles théoriques de comportement.
Seules les expérimentations ayant précédé le projet de RSA ont donné lieu à deux tentatives de mesure des comportements effectifs des chômeurs ayant bénéficié de l’incitation financière à la reprise d’emploi propres au RSA, comparativement au comportement d’un groupe témoins bénéficiant des mesures d’intéressement moins favorables déjà en place dans le RMI. L’effet incitatif à l’emploi du RSA a été jugé non significatif dans une enquête[13] et il peut être jugé très faible au vue des résultats avancés dans le rapport final des expérimentations RSA[14]. Autrement dit, les assistés sont très peu sensibles à la variable financière dans leur recherche d’emploi.
La théorie économétrique des trappes à chômage prétend porter une appréciation neutre sur l’articulation travail/assistance[15], mais la traduction médiatique puis politique de la désincitation a bien été celle de l’équité et de la morale et non de la rationalité. Les savoirs d’expertise sont traduits en discours politiques pointant l’absence de volonté de travailler, l’abus du système, chez une part non négligeable d’assistés et les problèmes d’« équité » que cela pose :
« Il est terminé le temps où ceux qui se lèvent à midi et vivent de l’assistanat font la loi aux dépens de ceux qui se lèvent tôt. » (C. Estrosi, Ministre délégué à l’aménagement du territoire, en meeting de campagne à Gien le 19 avril 2007).
Un amalgame tend à être entretenu entre abus et fraudes[16]. Un même propos juxtapose la désincitation, la suspicion envers les assistés et la dénonciation de ceux qui « abusent » et « fraudent » :
« Réhabiliter le travail, c’est en finir avec les politiques d’assistanat généralisé, l’impunité des fraudeurs et le gaspillage des fonds publics. Quand l’assistanat paie plus que le travail, quand la fraude reste impunie, quand l’argent public est détourné ou gaspillé, on démoralise la France qui travaille. La France qui travaille, c’est vous ! La France qui ne demande rien d’autre que de pouvoir vivre en travaillant et souvent en travaillant dur, c’est vous ! La France qui veut être respectée parce qu’elle paie pour tous les autres, c’est vous ! L’assistanat, c’est le contraire de l’émancipation. Et quand on peut vivre mieux sans travailler qu’en travaillant, l’assisté devient prisonnier de l’assistance parce qu’il se trouve dans la situation absurde où reprendre un emploi constituerait pour lui un appauvrissement. […] Si je suis élu, je ferai en sorte qu’aucun revenu d’assistance ne soit supérieur au revenu du travail. […] On ne respecte pas non plus la France qui travaille si l’on tolère la fraude, si l’on est indulgent avec les fraudeurs, si la fraude n’est jamais punie sous le prétexte que son montant n’est pas très élevé. Pourquoi alors l’honnête citoyen qui paie ce qu’il a à payer continuerait-il à le faire ? […] La politique de la ville ne doit plus être l’autre nom de l’assistanat. Que doivent penser ceux qui se lèvent à 5 heures du matin pour prendre un bus et aller travailler quand leurs impôts financent les vacances et la carte orange de ceux qui ne travaillent pas ? » (N. Sarkozy, discours de campagne, Meaux, 13 avril 2007).
« Je vous le dis avec franchise : la France ne peut pas continuer à en faire toujours plus pour ceux qui fraudent, abusent, ne veulent pas travailler, et toujours moins pour ceux qui travaillent, font des efforts, respectent les principes essentiels d’une vie en société » (N. Sarkozy, profession de foi du second tour de l’élection présidentielle de 2007).
A noter que les discours étudiés sont marqués depuis le début de considérations rétributivistes dénonçant l’injustice que représente le fait de toucher le RMI sans rien faire, au regard de ce que reçoivent ceux qui font l’effort de travailler pour des salaires horaires proches du SMIC :
« Prenons le cas classique de deux familles qui vivent sur le même palier d’HLM. Dans l’une, le père part travailler tôt le matin, rentre tard le soir, pour toucher le SMIC. Dans l’autre famille, entre le RMI et diverses allocations, on reçoit pratiquement le même revenu sans travailler. Cette situation est la source d’un double découragement : le découragement de ceux qui travaillent et le découragement de ceux qui s’installent dans l’assistance. » (B. Plasait, Sénateur, séance du 9 juin 1998).
« Il faut faire en sorte que les systèmes d’indemnisation soient mieux adaptés aux besoins des chômeurs et plus incitatifs […] il ne s’agit ni de stigmatiser les chômeurs comme étant tous des paresseux ni de les considérer toujours comme de simples victimes […] mais certains se sont installés dans l’assistance, inconsciemment souvent, consciemment parfois […]. Ceux qui travaillent beaucoup et ont des revenus modestes ne le comprennent pas. » (F. Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité, « Le Monde », 14 octobre 2003).
« Nous ne pouvons prendre le risque de voir les titulaires de minima et les salariés modestes séparés chaque jour un peu plus par un abîme de préventions. Si pour beaucoup d’entre nous, le RMI, par exemple, est le légitime subside qu’une société doit garantir aux défavorisés, pour certains salariés modestes, dont les conditions d’existence ne sont guère plus aisées, c’est un système de faveur dans lequel trop d’individu se complaisent. Le différentiel entre le RMI et les bas salaires a, certes, augmenté depuis la création du dispositif, notamment ces dernières années, mais cela n’empêche pas que grandisse, au sein même des couches sociales les plus défavorisées, le ressentiment de ceux qui travaillent envers ceux qui bénéficient d’une aide sociale. Qu’on le veuille ou non, [sic] cela pose un grave problème politique. » (J. M. Dubernard, président de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, deuxième séance du 29 novembre 2005).
Finalement le raisonnement se boucle et nous faisons un retour au less eligibility, avec toutefois une inversion des termes de la comparaison, ce n’est plus l’assistance qui doit payer moins que le travail, mais le travail qui doit payer plus que l’assistance :
« Je ferai en sorte que le travail soit toujours récompensé. Les revenus du travail seront toujours supérieurs à ceux de l’assistanat » (N. Sarkozy, profession de foi du second tour de l’élection présidentielle de 2007).
Ainsi l’hypothèse rationnelle de la désincitation est retraduite en termes de morale et d’équité. Une assistance au montant trop proche du smic à temps partiel est en soi un abus fait à celui qui travaille, conduisant en retour à soupçonner les assistés d’abus, voire de fraudes. Ce soupçon moral n’est-il pas largement entretenu par le soubassement instrumental de l’activation ? En effet, concevoir l’assisté comme un individu calculateur et intéressé ne justifie-t-il pas en retour qu’il soit considéré comme un individu immoral, donc fraudeur potentiel ?
Le fantasme de l’assistanat
Ce jeu de discours entre experts et politiques relève du fantasme. Si on reprend les modèles économétriques de la trappe à chômage, on voit que jamais les revenus liés RMI ou au RSA socle (droit sociaux connexes inclus) n’ont approché les revenus procurés par un smic à temps plein (droits sociaux connexes inclus). D’autre part, tant les experts économètres que les hommes politiques ayant dénoncé l’assistanat semblent ignorer ce que n’importe qu’elle assistante sociale sait : les assistés ne sont pas sensibles au niveau de revenus mais au différentiel ressources/charges du ménage, ce que les travailleurs sociaux appellent le « reste à vivre » ou la « moyenne journalière ». Politiques et experts disent qu’un différentiel de revenu de 150 euros entre revenus de l’assistance et revenu du travail est insuffisant pour inciter à la reprise d’un emploi, or lorsqu’un allocataire du RSA voit son « reste à vivre » (ce qui lui reste à dépenser une fois ses charges fixes payées) passer de 200 euros à 350 euros, ses conditions de vie sont transformées, autrement dit c’est au niveau du reste à vivre et non des revenus que l’effet incitatif est susceptible de jouer et c’est sur le « reste à vivre » que les pauvres perçoivent l’amélioration de leur situation financière.
Si ce sont les comportements réels qu’on considère, 20 ans d’études sur le RMI montrent que l’hypothèse de la « désincitation » est tout simplement fausse. La théorie des trappes s’avère visiblement inefficace pour expliquer les parcours des RMIstes et les sorties de l’assistance. Les dispositifs d’incitation financière à la reprise d’emploi ont peu de chances d’être incitatifs puisqu’ils restent méconnus des bénéficiaires[17]. Seuls 19% des allocataires du RMI ayant repris un emploi disent que l’existence d’un dispositif d’intéressement financier à la reprise d’emploi a joué un rôle dans leur décision de retravailler[18] et seul 6% des allocataires de minima sociaux déclarent que le manque d’intérêt financier est ce qui les conduit à ne pas chercher d’emploi[19]. L’incitation dans le cadre du dispositif RSA expérimental semble avoir un effet nul[20] ou quasi nul. Le nombre de RMIstes est corrélé au taux de chômage et non à l’intensité des mesures d’incitation[21]. Ensuite, il faudrait que les experts et les hommes politiques qui croient à la théorie des trappes nous explique un « paradoxe rationnel » : si les RMIstes et les RSAstes n’étaient sensibles qu’à des incitations monétaires, autrement dit s’il s’agissait d’individus rationnels-instrumentaux restant volontairement au RMI par manque d’incitations financières à une reprise d’emploi, pourquoi alors des centaines de milliers d’allocataires du RMI puis du RSA se sont engagés de leur plein gré dans des emplois aidés (CAE, CA, CIE puis contrat unique d’insertion depuis 2010) ? Ces emplois sont des CDDI au smic et ne sont même pas rémunéré au niveau des CDD normaux (pas de prime de précarité de 10%), ils sont presque toujours à temps partiel (25h en moyenne) pour une durée moyenne de 11 mois, et pourtant, tous les emplois aidés disponibles sont pris par les allocataires de minima sociaux. Pourquoi ces centaines de milliers d’allocataire ont-ils travaillé s’il n’y avaient pas intérêt ?
Laurent Wauquiez parle de mettre les assistés au travail ? Les emplois aidés sont déjà là pour ça. Que le gouvernement propose donc plus d’emplois aidés dans le secteur public et para-public, rémunérés comme tout emploi, et des assistés les prendront, comme ils le font depuis que les emplois aidés existent.
Du bon usage politique du thème de l’assistanat
Martin Hirsch, qui est à l’origine du RSA, semble avoir fait office d’idiot utile. Il n’a visiblement pas compris que parler, de désincitation à l’emploi, dans son « Livre vert vers un revenu de solidarité active », pour justifier le RSA, revenait à nier que les causes du chômage sont avant tout structurelles et économiques et permettrait à la droite d’accuser les chômeurs et RMIstes de chômage volontaire, donc de les condamner à l’opprobre. La thèse des trappes à chômage, qui se situait dans le registre « amorale » de l’expertise économétrique[22], a donné une base argumentative « rationnelle » et scientifique, à la stigmatisation accrue des allocataires de minima sociaux et à la dénonciation de l’assistanat. Car c’est non seulement pour un prétexte incitatif mais aussi pour des motifs moraux et politiques qu’on prétend que l’assistance paye plus que le travail et que tout doit suggérer que les assistés seront remis au travail. La droite a tout intérêt à présenter comme moralement inacceptable que le RMIste ou le RSAste vive mieux que le salarié, fut-il à temps partiel. Cette stigmatisation des assistés est une nécessité pour restaurer la valeur travail, c'est-à-dire concrètement préserver l’exploitation salariale moderne (précariat, temps partiel, stress au travail, montée en puissance du salariat déguisé via l’auto-entrepreneuriat). Ce qui était en jeu pour la droite était d’accréditer la thèse de l’aléa moral et de l’effet pervers pour discréditer toute forme de protection sociale collective et pour diviser l’électorat populaire à l’aide de l’épouvantail de l’assistanat. Etait aussi en jeu la banalisation de l’emploi précaire et à temps partiel comme forme normale d’emploi (en lieu et place du CDI à temps plein, rapportant au moins un SMIC à temps plein), car c’est toujours en comparaison de l’emploi à mi-temps que les experts et les hommes politiques ont affirmé que le RMI était désincitatif. En stigmatisant les RMIstes hier puis le RSA aujourd’hui, on rend relativement plus acceptables socialement des formes précaires d’emploi, on revalorise relativement la position sociale de travailleur pauvre à temps partiel, en rabaissant l’un on rehausse l’autre et on l’incite à serrer les dents et à tenir dans son emploi précaire et dégradé.
Enfin ce thème politique donne une vision du travail conforme à la vision libérale : un devoir social reposant sur une morale simpliste certes (la valeur travail dont parlent les politiques sans jamais la définir), mais aussi quelque chose qui ne vaut que par l’argent qu’il procure, une quantité de travail mise en équivalence avec une quantité d’argent venant compenser une quantité de temps de loisir perdu à travailler. Naturalisé ainsi comme un pur deal, l’emploi salarié (car ce que la droite appelle de façon moralisante et sacralisante « travail » c’est surtout cela : les 85% d’emploi salariés dans la population active occupée et les millions d’emplois précaires et à temps partiel) est vidé de tout enjeu politique : pourquoi et pour qui travaille-t-on ? A quelles conditions ? Comment le travail est-il réparti ? Pourquoi certains commandent aux autres, possèdent l’outil de travail, la marchandise et la plus-value ?
Bien entendu les enjeux pour certains qui font défection au salariat en choisissant l’assistance ou le chômage sont autres que monétaires. Il ne s’agit pas d’un calcul cout/avantage maximisant le temps de loisir, il s’agit de s’épargner de faire un boulot vide de sens, dans des conditions déplorables, pour des supérieurs qu’on apprécie peu, en produisant de la non-qualité. Autrement dit, le rapport au travail n’est pas souvent instrumental comme le montrent les enquêtes DREES que nous avons citées plus haut, il est bien souvent politique en exprimant un refus de l’aliénation et de l’exploitation. Tout est fait pour ne pas rendre compte du sens éthique et de la charge politiquement subversive du travailleur qui ne veut plus travailler dans ces conditions, en faisant passer celui-ci pour un profiteur et un égoïste.
Un membre du collectif de travailleurs sociaux Nous Restons Vigilant
Mise à jour (04/06/11) : Comme on pouvait s'y attendre, la proposition bien démagogique de faire travailler gratuitement les assistés pour la collectivité devient dans le programme UMP un projet de création de 100 000 emplois aidés (contrat unique d'insertion) de 5h hebdomadaires, payés au smic (sans prime de précarité). Autrement dit, ce qui existait déjà (et ce que nombre d'allocataires de minima sociaux acceptaient déjà comme type d'emploi), à ceci près que l'épisode de stigmatisation politico-médiatique (cf le dossier sur les assistés dans le Figaro magazine de la semaine dernière) à légitimé une précarisation accrue des emplois aidés (5h/semaine contre 20h/semaine dans les emplois aidés habituels).